Réveiller Prométhée
Je l'ai annoncé il y a quelques jours à mes collègues, aujourd'hui sur les réseaux, je quitterai mon emploi à Toovalu en Février 2024. Les raisons sont diverses, multiples, complexes. Mais il y en a une en particulier que j'aimerais partager avec vous.
Non, 1000 fois non, jamais je ne dirai qu'il était vain ou inutile d'aider les organisations et les personnes à comprendre l'impact de leur activité sur le climat et leur donner les clés pour créer ensemble des stratégies de décarbonation ou d'engagement sociétal. Clairement, je ne me suis rarement senti aussi utile.
C'est difficile d'évaluer réellement l'impact que j'ai pu avoir en venant "pousser dans la mêlée" de Toovalu. Au contact de mes collègues experts & scientifiques du climat ou de la RSE/CSRD, j'ai énormément appris sur ces domaines et c'est en partie ce que j'étais venu chercher en venant travailler ici : le sentiment de faire quelque chose qui va dans le bon sens et en même temps mieux comprendre le "merdier dans lequel on est fourré"... jusqu'au cou. Je suis très reconnaissant pour tout ça et j'espère de tout cœur avoir apporté au projet.
En parallèle, j'ai continué ma transition personnelle. En 3 ans, nos émissions de gaz à effet de serre (GES) se sont réduits drastiquement grâce à des actions radicales, à priori, difficiles et qui pourtant nous ont rempli de joie et de fierté (au moins le temps que ça se transforme en "quotidien normal"). Tout en train+vélo, plus de frigo ni congel ni micro-onde, plus de smartphone, plus de toilettes à eau douce, des douches moins fréquentes, beaucoup moins de chocolat, consommation tout bio + locale + de saison, Noël réinventé (lire Le père Noël n'est pas passé), travaux de rénovation énergétique...
Et puis, il y a la réalité, la complexité du monde, l'inextricable vérité des effondrements, les avancées hypocrites ou fragiles et les nouveaux fléaux qui nous rappellent quotidiennement que c'est pire qu'hier, mieux que demain et que faire du mieux qu'on peut ne suffira pas.
"Êtes-vous prêt⋅e⋅s à tout perdre ou êtes-vous prêt⋅e⋅s à vous mettre en mouvement tant que vous le pouvez et, dans la dignité, discuter des renoncements qu'on doit mettre en place ?" disait Arthur Keller, spécialiste des risques systémiques et des stratégies de résilience.
Nous devons devenir des agents de la soutenabilité du système, on peut perdre des combats mais nous ne pouvons plus perdre de temps, nous devons être partout, ne rien attendre et comme disait Ghandi, être le changement que l'on veut voir.
Aurélien Barreau, une des personnes les plus éclairées de notre terrible époque à mon sens, nous demande avec sérieux et gravité de nous intérroger non pas sur les solutions mais sur le problème en tant que tel.
Et s'il n'y avait pas d'effort à faire ?
Il faut répondre à la question de "ce que l'on veut", pilule bleu ou rouge ? "prosaïque" ou "poétique" ? Il ne parle pas de littérature en disant cela; il ne parle même pas de culture. Il nous invite à réveiller au plus profond de nous, qu'on soit riche ou pauvre, de gauche ou de droite, jeune ou vieux, le sentiment d'amour pour l'existence. La belle vie. La seule chose concrète à faire aujourd'hui, selon lui, c'est de "penser". Ne rien entreprendre sans avoir pensé avant. Alors voilà chèr monsieur, je m'exécute.
Pensée
Ce que je veux, ce que j'aime, ce que je souhaite :
Du simple, du beau, de l'amour, de l'amitié, de la confiance, de la transparence, du partage, de l'accueil, du don, de communautés soudées, de paysages, d'animaux, d'enfants, de femmes, d'hommes, français⋅e⋅s, congolais⋅e⋅s, pakistanais, de créativité, de l'odeur du bois, des copeaux, du feu, des graines qui filent entre mes doigts, de mes mains terreuses, de plantes, de fleurs, d'arbres, d'oiseaux, de refuges, de micro-fermes, de micro-tout, de choix, de sagesse, de consentement, de lumière, d'égalité, de liberté... de Vie.
J'ai bien pensé et je vous invite à penser vous aussi. Et ensuite ?
Ensuite, enfin, j'aimerais vous présenter "Peter Singer". La lecture de l'altruisme efficace m'a autant chamboulé que guidé. Quand j'ai accepté, en 2017, d'accueillir la gravité en moi et de vivre avec elle, j'ai également eu en bonus l'âpre sentiment d'être frustré de ne pas aller assez vite, d'être à contre-courant. Peter Singer, à défaut de m'enlever cette frustration, m'a profondément fait réfléchir à mon action, à mes engagements, à ma stratégie.
"[...] si pour des raisons personnelles ou autre, vous avez la possibilité d'aider à rendre heureux un enfant des pays riche en dépensant des sommes considérables, et si, pour la même somme, vous pouvez sauver la vie de 200 enfants quelque part dans le monde... La réponse de l'altruisme efficace est : sauvez la vie de ces 200 enfants".
J'ai vite fait le lien avec Toovalu et j'ai sûrement été un peu dur avec moi-même (on ne se refait pas 😂): "est-ce qu'en allant bosser en rognant sur mon salaire, je ne cherche pas indirectement à servir mon ego, à projeter une image sociale dans l'air du temps plutôt que d'avoir un impact réel ?". Evidemment que j'y ait retrouvé un certain intérêt social, je dis encore aujourd'hui avec fierté que je développe un outil qui permet aux organisations de comprendre leurs émissions de GES et de mettre en place une stratégie de décarbonation. Ce n'est pas que de l'orgueil, c'est aussi une vrai raison d'être fier, j'y ai mis beaucoup de cœur à l'ouvrage.
Néanmoins, même sans se fustiger on peut se remettre en cause et c'est précisément ce qu'appelle à faire Peter Singer. Il invite à ne pas être trop simpliste dans la manière de "donner", qu'il s'agisse d'argent ou de son temps et au contraire, de bien analyser les situations afin de toujours rechercher l'efficacité. N'est-ce pas évident ?
Oskar Schindler, homme d'affaire au mauvais endroit, au mauvais moment, très loin d'être vertueux, va devenir un Juste en étant pragmatique. Il va préserver des vies en usant d'une raison économique : ils sont de la main d'oeuvre gratuite pour le 3ème Reich. Puis, quand l'horreur se fera de plus en plus inévitable, il les sauvera en les rachetant, un par un. Il consacrera son argent à sauver des vies. Une à une. La scène la plus bouleversante du film est celle où, fiévreux, il compose sa liste : "Encore un, Stern, encore un". C'est le moment où son altruisme devient efficace. Le plus beau des bilans comptables.
Revenons à mes moutons et à l'objectif actuel. Sauver le monde ? Impossible, j'ai tiré un trait là-dessus, on va s'effondrer, c'est mathématique, on s'effondre déjà. Par contre, au fil de mes lectures et écoutes collapsologiques (étude de l'effondrement), j'ai pu comprendre que le vrai objectif désormais était de se préparer. Pas avec des bunkers, des armes & des réserves, je pense qu'on peut encore éviter au chacun pour soi de perdurer. Mais il faut créer un cadre résilient avec de nouvelles formes de valeurs primaires. Si vous connaissez les travaux de Clare Graves, l'idée est de tenter d'évoluer aux stades jaunes ou turquoise plutôt que de "retomber" aux stades plus violents, rouges, violet ou celui de la survie primale, le stade beige.
Je suis allé marché dans les Vosges en Juin 2023, rien de mieux qu'une randonnée seul⋅e pour se retrouver et penser. J'avais tout ça en tête et voici les grandes idées de ce qui pourrait être très efficace.
De quoi aurons-nous besoin pour survivre aux chocs cataclysmiques de la prochaine décénie ? De quoi ont besoin les personnes qui ont déjà commencé à le faire ? Comment puis-je les aider ?
Il y a plusieurs manières de voir les choses :
Tout plaquer, me former et me reconvertir.
Analyse: bonne idée qui fait franchement envie. Néanmoins, une reconversion prend un temps important. De plus, personnellement, envisager de ne plus avoir de salaire avec nos 7 bouches à nourir, rien n'est impossible mais c'est juste extrêmement compliqué.
Me mettre en indépendant/freelance, travailler à temps partiel pour faire rentrer de l'argent à la demande et avancer sur les sujets importants le reste du temps;
Analyse: c'est faisable, je suis dans un domaine avec des compétences me permettant de faire rentrer beaucoup d'argent. Néanmoins, ça ne m'enthousiasme guère, je vois difficilement un projet qui pourrait se mettre en pause "le temps de gagner de l'argent"... le "en même temps" ne m'a jamais vraiment plu (à bon entendeur). Verdict: Ni efficace, ni enthousiasmant.
Profiter stratégiquement de la chance que j'ai d'avoir une profession et des compétences "bankable" (rentables) et utiliser ce métier lucratif pour rediriger l'argent afin d'aider ou créer les initiatives nécéssaire à la résilience de mon territoire.
Analyse: faire rentrer de l'argent en masse: ok; mais on ne peut pas être au four et au moulin, c'est un projet complexe qui demande de s'entourer de personnes aux compétences diverses, pour analyser les besoins du territoire, pour administrer la / les structures, trouver ou lancer les projets et les porteurs de projets... Verdict: ❤️🔥 à cœur vaillant, rien d'impossible non ?
Quand j'ai commencé à me projeter le scénario 3 et que j'ai commencé à creuser les aspects à prendre en compte en terme de structuration juridique (SCIC, fondations... etc.), aux différentes étapes, forces et faiblesses du système, je me suis souvent rappelé du film "Ruptures" que je vous recommande au passe. C'est un petit documentaire réalisé par Arthur Gosset qui montre des jeunes qui ont déserté leurs études lorsqu'ils ont pris conscience du niveau de gravité de la situation. Ces gens-là sont des perles (🙏). Mais on voit dans le film à quel point c'est dur et qu'elles ont besoin d'argent et du soutien de celles et ceux qui le peuvent. Il n'y pas qu'elles, je pense au même titre aux agriculteurs⋅rices toutes les professions nécessaires mais étranglées par un système qui lutte pour maintenir l'ordre établi. Je pense aux épiceries vrac/bio/local et qui finissent pas mettre la clé sous la porte ! Evidemment que c'était plus cher que Super U ! Mais je pense aussi aux projets qu'on n'a même pas commencé à déployer comme les mini-projets énergétiques, les filatures, tailleurs, conserveries, micro-fermes, forêts... etc... tout ce qui permet à un territoire d'envisager de manière plus sereine un délitement de système, un effondrement.
ETAPE 0 : lancer la machine en commençant à faire rentrer de l'argent en masse, pas besoin de particulièrement créer de structure pour ça ni de convaincre personne de le faire avec moi.
ETAPE 1 : créer une asso (ou une SCIC directement), lancer une équipe pluri-disciplinaire pour analyser les besoins en terme de résilience d'un territoire test (totalement au hasard, le vignoble nantais), compiler la litérature et les chiffres en notre possession pour créer un plan avec les grands axes prioritaires. L'idée sera d'avoir une compréhension des forces et faiblesse sur les domaines majeurs, alimentaires, énergétiques, sur les ressources en eau et autre, santé publique, etc.). Bénévole ou employé, il faudra des personnes pour la coordination de la structure, la création et l'animation d'une communauté et pour faire vivre la gouvernance de l'organisation.
ETAPE 2 : lancer un ou des projets prioritaires en accompagnant soit des acteurs identifiés soit en accompagnant des personnes dans leur création. Les structures soutenues devront respecter un cahier des charges créé dans l'étape 1. Des choses qui me semblent logique aujourd'hui serait que ces structures soient elles-même "à but non-lucratif" mais "à interêt collectif" donc sous la forme d'une SCIC ou asso, garantir une gouvernance transparente et démocratique et avoir des salaires encadrés. L'étape 2 de s'arrêterait jamais finalement, tant qu'il y a des projets à lancer et des fonds, à priori nul besoin de s'arrêter.
ETAPE 3: passer à l'échelle fédération en permettant à d'autres territoires de profiter de l'expérience, d'apprendre de nos succès et valeurs et de s'inscrire à leur tour dans ces principes organisationnels. Dès lors, que plusieurs territoires commenceraient à se fédérer, il nous faudra envisager d'avoir un système de solidarité fédérale, pour permettre aux territoires en difficulté de recevoir de l'aide au besoin, qu'il s'agisse de finance, ou non, sous la forme de don, sans la moindre reconnaissance de dette.
ETAPE 4 : il y en a une, mais c'est tellement loin que ça ne vaut pas le coup d'en parler pour le moment... les 3 premières sont déjà fortement ambitieuses.
Ce serait en quelque sorte un système "politique civil" contraint d'agir à la place des élus (dont c'est pourtant le mandat), sans demander rien à personne, sans l'inertie de l'administration, sans excuse, sans temps à perdre. Ce ne serait pas facile mais ce serait incroyable.
Alors rien n'est décidé aujourd'hui mais, on me demande forcément beaucoup en ce moment ce que j'ai en tête sur les raisons de mon départ et l'après-Toovalu, en voilà une partie.
Je serais heureux d'en parler avec vous, mettez un commentaire (pas pour les algo, rien à fiche) mais pour me dire ce que vous pensez de tout ça, si vous êtes sceptiques, si vous l'avez déjà tenté, si ça vous tente, si vous voulez me rejoindre, n'importe.
On me dit parfois que je ne suis pas "optimiste". A-t-on forcément besoin de l'être pour avancer. En effet, pour moi, il n'y a raisonnablement aucune raison d'entretenir un optimisme aveugle, un futur illusoire où nos petits-enfants ne manqueraient de rien et qu'on attendrait la retraite avec impatience. Le futur sera dur, la nourriture va manquer, l'eau également, les inégalités vont s'accentuer, les conflits vont dégénérer, le nier est au mieux naïf. Mais on peut se préparer et atténuer le choc, choisir la fameuse sobriété heureuse plutôt que de subir la pauvreté.
On peut se projeter, évoluer, et prospérer, ça j'y crois encore mais il faut sortir d'un déni dont on ne sait jamais qu'on y est et ensuite alors, réveiller l'altruiste efficace qui sommeille en nous et "tel Prométhée, le titan Prévoyant, aller voler le feu à Zeus pour en faire don aux hommes" et femmes.