Les larmes aux yeux

Ce soir, j'ai les larmes aux yeux. Le 17 Mai, soir de forte chaleur, assis dans mon canapé, je regarde mes arbres par la fenêtre et j'écoute les oiseaux. Mon fils Tim vient de monter se coucher en me faisant un calin. Depuis j'ai les larmes aux yeux. Pourtant la journée s'est passée relativement normalement, j'ai déjeuné avec 2 amis que j'apprécie beaucoup, j'ai fait ma journée de travail... pas de quoi me mettre dans un état émotionnel particulier. Pourtant j'ai les larmes aux yeux et je n'ai aucune motivation... Foutue éco-anxieté me direz-vous. Certes.

Mais plus précis encore, je pense connaitre la cause de cette tristesse ce soir et j'ai besoin de le partager car je sais que ma tristesse est partagée par des milions de personnes. Depuis 2 heures, je tourne en boucle. Dans ma tête surgit sans cesse et par 1000 chemins de pensée différents le grand week-end de l'ascencion. En effet, à Noël dernier, avec Marion (ma femme), nous avions proposé à nos familles de louer une grande maison et de vivre ensemble sur un grand week-end plutôt que de s'offrir des cadeaux. Ce week-end, c'est dans 10 jours maintenant.

J'aime mon frère, ma soeur et leurs familles respectives. Énormément. Tendrement. Profondément. Alors pourquoi suis-je triste lorsque je pense à ce moment ? Pourquoi ce qui devrait me remplir de joie ne fait au contraire que m'angoisser ?

J'anticipe le malaise dû au décalage de nos modes de vie et de nos réactions respectives face aux changements environnementaux auquel on assiste. Avec Marion, depuis quelques années, on a énormément changé et mon frère n'est plus mon modèle. Je lui en veux tellement de ne pas avoir changé comme moi. Je suis incapable de le lui dire, par peur de le blesser, peut-être par fidélité aussi. Il n'est pas le seul à ne pas réagir face à tout ça mais c'est le seul qui me déçoit réellement. Je suis incapable de mettre des mots sur ce qui nous lie, je peux juste dire que c'est très fort et qu'il occupe la figure paternelle bien plus que mon propre père. Il m'a guidé et protégé quand personne ne s'occupait de moi, il a cru en moi quand même moi je pensais n'être qu'un moins que rien; je l'aime inconditionnellement. En écrivant ces lignes, maintenant, je ne suis plus au bord des larmes, je suis en sanglot, j'ai maintenant besoin d'un mouchoir. C'est malin.

Je pense que c'est justement pour cette raison que je suis malheureux ce soir, l'amour que j'ai pour lui m'handicape. Je souffre désormais à son contact et j'ai peur de ce week-end. J'ai peur de n'avoir rien à lui dire quand il me dira qu'il travaille toujours comme un dingue, qu'il "explose" les challenges commerciaux de son secteur, qu'il a revient juste d'un séminaire aux états-unis ou que la coupe de Golf qu'il organise pour ses grands clients a fait un carton.  J'ai peur de ne pas savoir quoi répondre quand il me dira qu'il a acheté un chalet à la montagne, une voiture électrique pour son fils ou bien quand il me présentera son nouveau smartphone. Il s'éclate dans le capitalisme et la méritocratie, il croit à fond à tout ça, ce sont ses valeurs, son mode de vie, il ne connait pas d'autres règles du jeu. C'est moi qui ait changé pas lui, il y'a encore 6 ou 7 ans, je savais quoi lui dire et si je n'avais pas dévié de ma route, j'aurais certainement moi aussi, un chalet à la montagne à côté du sien et je ne serai ni en pleur, ni en train d'écrire cet article, ni éco-anxieux d'ailleurs.

Que dire de ma belle-famille... J'ai tout saccagé également. J'étais une sorte de gendre idéal, un gars plutôt sympa, bon vivant, professionnel reconnu, chef d'entreprise, dans un métier porteur avec un salaire largement au dessus de la moyenne... Sans prétention, je pense qu'ils m'appréciaient. Je n'étais pas très présent pour la famille mais c'était à l'image de mon beau-père alors c'était presque une qualité finalement. On pouvait entendre de temps en temps des petits messages d'encouragement comme "vous vous en sortez bien" etc... Je me souviens de l'oppulence des fêtes, des 1000 cadeaux à Noël, des week-end à Center Parcs, des repas planchas où on regardait griller les kg de viande et on se régalait. À la fin du week-end, ils nous faisaient des Tupperware, on leur disait "Merci pour le week-end", on s'embrassait chaleureusement...

Depuis, on est devenus végétariens, j'ai quasiment donné mon entreprise pour qu'elle devienne une SCOP, on passe notre temps à poursuivre des buts non lucratifs... plus d'avion, des toilettes sèches, zéro-déchets, plus de supermarché, plus de frigo, plus de smartphone, plus de GAFAM/NATU (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft, Netflix, Airbnb, Tesla, Uber) ou presque, bientôt plus de voiture... on quitte leur monde, petit à petit, à mesure qu'on avance dans la compréhension du défi qu'on a devant nous. On aurait pu faire autrement, on aurait pu faire comme la majorité silencieuse, se mettre volontairement des oeillères, choisir le déni, s'en foutre car on y peut rien... Mais c'est trop tard, à leurs yeux, nous ne sommes pas différents des wokistes qu'ils détestent et dont leurs émissions préférées sur RTL passe le plus clair du temps à dénigrer. Les communistes des temps modernes, "rouges dedans, verts dehors".

ils ne nous comprennent plus, ils se sentent jugés, ils nous jugent également. Alors qu'attendre de 4 jours à vivre ensemble sous le même toit ? Peut-on éviter de parler de tous les sujets importants ? Va-t-on passer 4 jours totalement factices, à parler de la victoire en coupe de France du FC Nantes, de course à pieds ou de la pluie et du "beau temps" ? D'ailleurs, réussirai-je à ne pas parler des 51°C enregistré en Inde cette semaine et ou des 37°C en France prévu pour cette semaine et qui brisera le record de température en France pour un mois de Mai ?

Réussirai-je à ne pas parler de la secheresse extreme dans la Corne de l'Afrique et des 20M de personnes qui risquent de ... mourir ? 20. Putains. De milions. Réussirai-je à éviter de parler du dernier rapport du GIEC...

Combien de temps encore devrai-je faire semblant que tout va bien quand je suis avec eux ? 10 ans ? 20 ans ? Quand on viendra nous-même à réellement souffrir de l'effondrement en marche, réussirai-je à ne pas m'en vouloir ? Quand je verrai mourrir mes enfants ou petits-enfants comme je vois aujourd'hui mourir les enfants africains, de faim, de maladie ou de guerre... serai-je aussi "bienveillant" et "sans jugement" pour l'homme que j'étais et qui se taisait pour ne pas heurter les modes de vie de ses proches ?